Individualisme, augmentation de la pauvreté, tensions intercommunautaires, ghettos, montée du racisme quotidien, ... Nous vivons dans des sociétés qui ont profondément évolué avec la mondialisation et qui sont devenues résolument multiculturelles. Certains s’en défendent, construisent des gated community1, physiques ou virtuels. L’Europe toute entière devient ce que certains appellent une forteresse2. D’autres se réfugient dans l’extrémisme, qu’il soit politique ou religieux.
Que peuvent faire de simples citoyens, surtout s’ils ont connu l’extrême pauvreté, dans un tel contexte ? Quelles actions mener ?
Une démarche collective a été mise en place, principalement au sein des Universités populaires Quart Monde3 de Belgique francophone, entre 2008 et 2013. Dans le cadre très général de l’Éducation permanente4, nous avons choisi au fil des rencontres, avec des participants particulièrement engagés, un axe de réflexion et d’action que je définirais ainsi : « Une citoyenneté active, tant sur le plan local qu’européen ».
Cette démarche a été entrecoupée d’autres temps, d’autres mûrissements5, et ce dialogue, cette réflexion se sont aussi appuyés sur des temps forts, sur des réalités vécues ensemble. Toutes parlent de différents aspects de ce « vivre ensemble » nouveau que nous voulons mettre en œuvre, de telle sorte que ceux qui ont à vivre la grande pauvreté puissent en sortir et créent, avec d’autres, de nouvelles relations, de nouvelles manières d’être, de vivre, de participer, de construire ensemble une société.
La démarche : constats, réflexions, rencontres
En Belgique, les Universités populaires Quart Monde ont une quarantaine d’années d’existence mais je choisis ici comme point de départ une rencontre de septembre 2008, intitulée En Europe aujourd’hui, exclusion ou participation ? : « Être exclu », nous savons ce que c’est pour l’avoir vécu ou pour en avoir été témoin : exclu de l’école, exclu d’un groupe, exclu de son quartier, exclu d’une fête… « Être exclu, c’est vouloir participer et on te dit ‘non’ ! », disait une militante.
C’est assez naturellement que les participants sont passés du constat de l’exclusion à une réflexion sur les moments de participation :
On ne se sent pas exclu :
quand on a une place dans un groupe, dans sa famille,
quand on peut participer à la vie de son quartier, à la vie de l’école de ses enfants,
quand on peut participer à une activité, à une association,
quand on est reconnu et respecté dans son travail,…
Mais ces constats ne suffisent pas. Comment mettre en œuvre ces attentes de participation, en particulier dans les quartiers où la majeure partie des participants vivent, et qui sont des quartiers multiculturels6 ? Dans un premier temps, il s’agissait de connaître et de comprendre7.
Nous avons réfléchi au thème : être citoyen dans des quartiers où vivent des personnes d’origines différentes. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles des personnes migrent : pour chercher du travail, pour fuir la guerre, pour rejoindre des parents, pour étudier, … Nous avons donné des exemples de coutumes découvertes dans d’autres cultures : ramadan, danses et musique, rites funéraires, manière d’éduquer les enfants, la cuisine, etc.
Nous avons réfléchi à des initiatives prises pour mieux se connaître et vivre ensemble. Ce sont parfois des initiatives individuelles (prises par une personne dans son quartier), parfois des initiatives collectives. Par exemple, des fêtes ou des repas qui rassemblent les gens de différentes origines ; des voisins qui se mettent ensemble pour soutenir une famille africaine sans papiers…
Le 17 octobre 2010, suite à un appel adressé par des jeunes à des élus et des représentants politiques, la démarche s’est poursuivie autour de « ce que nous rêvons pour l’Europe » et qui concerne des réalités concrètes.
Dans ce va-et-vient nécessaire entre les résistances quotidiennes à la misère et les liens que l’on tisse avec d’autres puis le fait de se faire entendre et comprendre, en particulier par le monde politique, deux rencontres ont abordé la solidarité et les conditions du vivre ensemble dans nos villes, à partir de réalités concrètes.
« Quand on n’est pas bien il est difficile d’aider les autres ».
« Il faut prendre le temps de se reconstruire pour être solidaire avec d’autres personnes ».
« Être solidaire, cela entraîne beaucoup de risques. Le risque de perte de revenu, le risque de se faire expulser, le risque de s’oublier soi-même et de ne plus avoir la force ».
« On rejette les Roms et c’est injuste car ils ont leur place ici comme n’importe qui, ils ont aussi des choses à nous apporter ».
« C’est souvent les pauvres qui aident les plus pauvres ».8
Quelques personnes ont pu expliquer qu’il est parfois difficile de vivre dans son quartier à cause de la peur et de la violence. « Il y a beaucoup de gens qui sont sous pression, qui sont énervés parce que la vie est difficile, et je me demande si ça ne fait pas qu’il y a plus de disputes ». Mais beaucoup d’autres ont aussi témoigné de l’importance de la solidarité qui existe entre voisins. Cette solidarité peut s’exprimer au travers de gestes simples comme dépanner quelqu’un en sucre, garder ses enfants ou « aider son voisin à lire son courrier s’il ne sait pas lire ». Certains ont exprimé l’importance d’avoir des espaces verts, des endroits calmes pour que les enfants puissent grandir tranquillement. D’autres ont dit l’importance d’avoir une vie de quartier, des marchés.9
« Sans discriminations, et tous s’entendre, ça irait mieux dans tous les quartiers ». Ce sont les réflexions des participants sur la multiculturalité, à la fois difficulté et richesse, qui ont amené l’approfondissement de ce thème.
On peut être étranger car on vient d’un autre pays ou d’un autre quartier, qu’on a une autre nationalité. On peut également être étranger à un groupe ou dans sa propre famille car on vient d’un autre milieu social, qu’on n’a pas eu la même éducation, ou fait les mêmes études, ou qu’on a des idées et coutumes différentes.
On s’est rendu compte que la différence faisait peur, mais qu’au delà des différences, il fallait voir ce qu’il y avait en commun. Ce n’est pas toujours facile, mais si on arrive à se parler, à se reconnaître, alors le dialogue, l’accueil, le partage et la rencontre sont possibles. »10
Un des aspects importants pour le vivre ensemble, c’est de connaître (et reconnaître) l’histoire, les réalités vécues mais aussi le ressenti de l’Autre. C’est tout un apprentissage, pour tous, quelle que soit son origine. Mais c’est aussi à travers ce dialogue que se trouvent les points communs.
En même temps, une histoire bâtie localement avec un Centre de réfugiés, d’abord à travers un camp d’enfants, puis un temps festif à l’occasion de Noël, a permis à un groupe de demandeurs d’asile de prendre part aux débats collectifs, qui rejoignait ainsi d’autres personnes d’origine étrangère, vivant d’autres situations, déjà participantes aux rencontres.
« Il croyait que quand il aurait ses papiers ça irait beaucoup mieux. En fait il disait que maintenant il a les mêmes problèmes que les autres membres du groupe qui sont Belges, mais qui vivent dans la pauvreté ».
« Il y avait un monsieur qui expliquait les difficultés qu’il avait parce qu’il était noir et qu’on ne voulait pas lui louer de logement. Le monsieur s’est rendu compte que les Belges aussi avaient des problèmes pour trouver un logement ».
Vous voyez il n’y a pas de question de couleur, c’est la question d’une injustice profonde pour ceux qui sont pauvres. C’est dans n’importe quel pays ».
« C’est formidable de sentir tout ce qu’on a en commun justement en tant qu’êtres humains, comment on a besoin chacun d’être respecté. C’est important qu’ensemble on cherche la dignité de chacun et qu’on mette tous nos forces ensemble et le meilleur de nous-mêmes »11.
Cette réflexion s’est prolongée dans une autre rencontre12 où il s’agissait de découvrir comment des personnes luttent contre la pauvreté dans d’autres pays, soit à partir d’apports de participants (Haïti, Kenya, Sénégal, Brésil), soit au travers d’autres organisations (Îles de Paix), puis par une rencontre européenne sur la citoyenneté13 (logement, famille, vivre ensemble, participation à la vie sociale).
« Quand on parle des gens qui vivent la pauvreté ici en Belgique, on parle de leurs problèmes, on les montre comme des gens pas capables, qui ne savent pas élever leurs enfants, et quand on parle des pays du Sud, on en parle de la même façon. Mais on ne parle jamais des gens pour dire comment ils résistent, comment ils se battent, qu’est-ce qu’ils font eux pour donner une meilleure vie à leurs enfants ».
« Les personnes qui sont dans la pauvreté, en Belgique ou là-bas, et bien elles sont solidaires aussi. C’est vraiment la même chose ».
« Dans notre bâtiment, certains parmi nous n’ont plus d’eau chaude depuis des mois et les toits fuient. Tout le quartier est laissé à l’abandon. Les résidents se sont rassemblés fin 2008 pour faire pression sur les autorités afin qu’on maintienne l’espace de jeux en bas du bâtiment. Avec l’aide de la travailleuse sociale nous avons invité sur cet espace de jeux des représentants de la police et du conseil municipal. Ils sont venus. Nous avons ainsi jeté les bases du groupe d’appui aux parents. »
Dans une société mondialisée, le « vivre ensemble » devient aussi, en quelque sorte, universel...
Nous avons ensuite voulu approfondir ce qui avait été échangé lors de rencontres communes dans un atelier intitulé Étrangers et personnes en grande pauvreté : Comment construire une solidarité collective pour le respect des droits humains ?14.
Cet atelier, où des savoirs de différentes origines se sont croisés, a été préparé de longue date par des personnes de différents horizons. Il a d’abord permis de vivre ensemble un moment, mais aussi de mieux comprendre la vie des uns et des autres (demandeurs d’asile, familles très pauvres de différentes origines, permanents d’associations) ainsi que le contexte global de la lutte contre la pauvreté (Service de Lutte contre la Pauvreté15 et de la migration (Ciré16)). Progressivement, nous sommes passés de la compréhension de situations au fait d’avoir des arguments pour entamer le dialogue autour de nous.
« Maintenant quand j’entends qu’on donne tout aux étrangers, je peux vous dire que c’est du racisme pur et simple » - « Je pense aussi que quand on a ce genre de réaction, c’est important de préciser qu’on ne sait pas tout le dossier de la personne. » - « C’est vrai que la Belgique a besoin des étrangers, mais ils ne le disent jamais explicitement qu’ils ont besoin d’eux. » - « On se rend compte que les politiques tiennent beaucoup les gens dans l’ignorance par rapport à ce problème d’immigration. » - « Le départ du racisme, en partie, c’est parce qu’on n’est pas informé convenablement des réelles situations par rapport aux personnes étrangères. »
Être informés, avoir un regard critique, exiger la transparence, refuser les amalgames et les manipulations, dialoguer avec d’autres sont des points clés du vivre ensemble. Mais ce « vivre ensemble » s’exerce aussi à travers des actes concrets. Ces actes parlent de rencontres, de dépasser ses peurs, de solidarité quotidienne, mais aussi d’actes collectifs que l’on regroupe souvent aujourd’hui sous les termes « d’initiatives citoyennes ». C’est une partie de ces initiatives qui a été présentée au Séminaire Pour un développement durable qui n’oublie personne17. Ce sont des caisses de solidarité, des tontines, des jardins partagés, des groupes où l’on apprend et défend ses droits, des logements groupés, collectifs ou des Community Land Trust18, mais aussi la concertation (comme celle sur la pauvreté avec d’autres partenaires) ou l’action politique, comme ces rencontres qui ont lieu depuis des années au Parlement Wallon19, entre élus et personnes vivant la grande pauvreté.
La recherche d’une cohérence, du local au mondial
Le « vivre ensemble » est un chemin, un engagement collectif. Fondé sur le dialogue, il touche tout ce qui relie les êtres humains, leur permet de « faire société », du local au mondial. Les personnes qui vivent la grande pauvreté, les participants des Universités populaires Quart Monde s’y sont engagés de façon déterminée parce que ce vivre ensemble nouveau, où l’on tient compte de chaque personne est essentiel dans la lutte contre la pauvreté, mais aussi pour un monde qui mette fin à la violence de la misère et bâtisse la paix.