Bâtir des communautés apprenantes

Bruno Tardieu, Geneviève Defraigne Tardieu et Carl Egner

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Bruno Tardieu, Geneviève Defraigne Tardieu et Carl Egner, « Bâtir des communautés apprenantes », Revue Quart Monde [En ligne], 174 | 2000/2, mis en ligne le 05 décembre 2000, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2170

Tous les enfants ont le désir et la capacité d'apprendre. Ceux qui vivent dans des conditions très difficiles à cause de la pauvreté de leur milieu social ont besoin pour réussir d'un environnement humain particulièrement attentif, imaginatif et coopérant.

Index de mots-clés

Ecole, Enfance

Index géographique

Etats Unis d'Amérique

Aux Etats-Unis, pendant les dernières années, beaucoup a été dit et écrit sur l’éducation. Nos exigences envers notre système scolaire sont grandes. Nous attendons que les écoles soient au premier plan quand il s’agit de problèmes difficiles à résoudre, relatifs à la pauvreté, au racisme ou aux ruptures familiales, et nous les critiquons si elles ne sont pas à même de prendre ce défi. La discussion autour de l’éducation illustre au moins l’espoir que nous mettons - en tant que nation - dans nos écoles, un espoir particulièrement important pour les familles piégées dans la pauvreté.

Présent depuis trente-cinq ans dans ce pays, le Mouvement Quart Monde a toujours mis les enfants très désavantagés au cœur de ses activités. Mais beaucoup d’enfants que nous connaissons à travers nos projets ne réussissent pas à l’école.

Pour eux l’école est plutôt une punition qu’une chance. On les y voit désintéressés et incapables d’apprendre. Cependant, les expériences que nous avons faites avec eux (pré-école Montessori, club scientifique pour jeunes, bibliothèques de rue, mouvement d’enfants Tapori, activités avec des ordinateurs, programmes culturels), ces expériences nous ont persuadés que ces mêmes enfants sont parfaitement capables d’apprendre. En leur donnant le bon environnement et le support nécessaire, l’expérience d’apprendre devient pour eux comme un plaisir et quelque chose qui vaut le coup.

Pour étayer cette conviction, nous pensons vital de maintenir le dialogue avec d’autres personnes engagées dans l’éducation des enfants vivant dans la pauvreté. C’est pourquoi pendant deux ans, un volontaire du Mouvement Quart Monde, Bruno Tardieu, a travaillé au Massachusetts Institute of Technology (MIT) dans un programme de formation pour instituteurs : on lui a demandé de partager l’expérience qui avait rendu les enfants désavantagés capables d’apprendre. Par cet engagement il a acquis de précieuses connaissances sur les diverses perspectives de l’éducation et sur la façon d’apprendre.

De notre point de vue, les premiers à s’intégrer dans nos projets sont les parents des enfants qui participent à nos programmes. A New York - lors d’une série de réunions avec des parents engagés dans l’éducation - nous avions invité les instituteurs et institutrices. Ces parents et ces instituteurs ont été capables de partager ouvertement leurs difficultés et leurs efforts communs pour les enfants. Des interviews avec d’autres instituteurs nous ont aidés à trouver la meilleure façon de rendre les enfants de familles pauvres capables de mieux apprendre.

Dans la paix et la confiance.

Selon notre expérience, la création d’une telle atmosphère entre tous ceux qui sont engagés dans un processus d’éducation est une des clés les plus importantes. Il faut être capable de se questionner les uns les autres, d’apprendre des uns et des autres dans la paix.

Cette « culture d'apprendre » doit exister aussi au-dehors des salles de classe. Des enfants vivant dans la grande pauvreté sentent souvent que les expériences qu’ils font à l’école et à la maison sont contradictoires. Ils ne savent pas ce qu’il faut croire, ce qu’il faut apprendre. Si des connexions peuvent être établies entre « apprendre à l'école » et « apprendre en dehors de l'école » grâce à tous ceux qui jouent un rôle dans l’éducation (autres enfants, parents, instituteurs, administrateurs scolaires, la communauté en général), des ouvertures majeures peuvent avoir lieu.

A l’occasion d’une rencontre à New York, une maman a donné l’exemple suivant : « Mon fils a fait un livre à l'école. Il était si beau ! Il l'appelait “ notre vie ”. Quand je l'ai lu, il m'a fait pleurer. Il décrivait notre vie dans le centre d'hébergement. Je me demandais comment il avait pu être assis à l'école et écrire des choses comme ça. Mais il me disait : “ Maman, je l'ai écrit. J'ai écrit comment nous vivons ici ”. Il n'est pas content que je sois obligée d'être là, mais il a dit : “ Notre maman aura une maison ! ”. Souvent on se moque des enfants quand ils sont obligés de vivre dans un centre d'hébergement. Les gens ne comprennent pas. Ma petite fille rentre en pleurant...  Je lui ai dit : “ Porte ta tête haute ! Lève la tête ! Sois fière de ce que tu es, parce qu’il y a beaucoup d'enfants qui n'ont même pas ce que tu as ! »

La maman avait confiance en l’école, l’instituteur donnait une valeur à l’expérience de vie de l’enfant et l’enfant a répondu d’une façon positive.

Des enfants libres de faire des expériences

Mais il y a une autre clé : les enfants doivent se sentir libres de poser des questions, de dire : « Je ne comprends pas, mais je veux découvrir ce que je ne comprends pas ! « Les enfants ont des attitudes tout à fait différentes en face de l’inconnu. Pour certains, l’incertitude et la confusion sont une clé pour pouvoir apprendre. Cela leur fait plaisir d’être confus, incertains, de poser des questions, de discuter avec d’autres, même de contredire. D’autres, très souvent ceux que nous rencontrons dans nos programmes ou qui viennent de familles instables, ont déjà vécu tant de situations chaotiques et incertaines dans leur vie que de ne pas savoir engendre une peur : ils sentent le jugement des autres et ils ont honte. Ils n’ont jamais le courage d’admettre qu’ils ne comprennent pas.

A l’occasion d’une interview, Maurice Page, un instituteur en mathématiques à Boston, lui aussi engagé dans le programme de formation au MIT, nous a décrit sa façon d’approcher le problème : « J’essaye d’enseigner les mathématiques d’une façon accessible et compréhensible. Mais je veux enseigner un programme de mathématique riche, même si cela n’a pas d'importance pour la vie de tous les jours de mes élèves. Plusieurs d’entre eux me disent : “ Pourquoi faut-il que j'apprenne cela, pour quelle raison voulez-vous que je sache cela ? » Cet aspect-là me cause des difficultés. C’est notre responsabilité en tant qu’éducateurs d’enthousiasmer ces jeunes qui ne se laissent pas enthousiasmer par tout ce que nous leur apprenons. Je le crois vraiment. Mais j’ai besoin que l’élève soit « prêt à marcher avec moi dans un monde incertain ».

Dans des régions plus pauvres, les instituteurs expriment souvent leur frustration parce qu'il leur faut trop de temps pour enseigner les connaissances générales de base et celles de la discipline, au détriment d’autres formes d’enseignement. Aujourd’hui, à l’âge de l’information, les capacités de communiquer par oral ou par écrit et de travailler avec d’autres, souvent nommées des « capacités douces » - deviennent plus importantes. Il est crucial qu’on ne laisse pas tomber les enfants pauvres quand il s’agit de ces sujets-là.

Il y a cependant bien des difficultés. Dans une autre interview, Paul Casilli, professeur de lycée pour la langue anglaise à Boston, souligne les demandes qui sont faites aux enseignants et aux écoles : « Bien des élèves vivent dans des situations familiales particulières avec des parents nourriciers, des oncles, des tantes, des grands-parents... Ils se trouvent souvent en face de difficultés incroyables. Ils ont des problèmes de santé dramatiques. Il y en a qui n'ont même pas une place pour vivre. Dans ces familles nous voyons des dépressions, des risques de suicide, des grossesses juvéniles, le sida. Et cela continue, continue... Cependant, je suis obligé d'enseigner à ces trente élèves devant moi. Nous recevons les ordres de nos supérieurs qui nous disent que ces enfants doivent passer leurs examens et le test standardisé, que nous faisons un travail minable, etc. Tout le monde sent cette pression sans arrêt. »

Nous le savons par nos programmes de bibliothèques de rue : les enfants qui n’avancent pas à l’école peuvent apprendre et faire des percées. L’enseignement individuel et d’autres efforts pour aider les enfants devraient être accompagnés d’initiatives créant des « communautés apprenantes », des espaces qui encouragent collectivement l’envie d’expérimenter, d’apprendre et de partager le savoir. Nos expériences à New York nous montrent que les parents, les instituteurs et d’autres encore peuvent se mettre ensemble pour travailler comme partenaires dans l’éducation.

  • Norma

Norma vivait dans une maison délabrée d’un ghetto pauvre de Brooklyn, à New York.. Elle participait régulièrement à notre programme de bibliothèque de rue et, comme bien d’autres enfants, elle aimait les livres, les ordinateurs et beaucoup d’autres activités. Un jour, sa petite sœur fit un dessin d’un immense rat noir et dit avec fierté que, dans leur cuisine, il y avait des rats comme celui-ci. Norma a demandé qu’elle arrête et a déchiré son dessin. Elle savait déjà qu’il n’était pas convenable de révéler des choses comme celle-là. Elle apprenait à sa sœur de quatre ans que certaines choses qu’elle apprend dans sa vie quotidienne ne peuvent pas être révélées et exposées devant les autres » (Bruno Tardieu, « Including the Excluded Poor in Democracy », Center for European Studies, Harvard University, 1998)

  • L’école, un monde étranger

« Les enfants très pauvres trouvent à l'école un monde et un langage qui leur sont largement étrangers et des codes qui ne sont pas les leurs. Ils ont souvent grandi dans un milieu où leurs propres parents, mais aussi les voisins, sont peu familiers du langage écrit, ou de la lecture. Les livres ne sont que rarement sources de découverte... Les exigences de la part de l’école, qu'elles soient explicites comme la ponctualité, la régularité, la capacité d’attention, ou implicites comme d’avoir des ressources, d’être propre et correctement vêtu, sont parfois incompatibles avec les conditions de vie de ces enfants » (« Grande pauvreté et précarité économique et sociale », rapport présenté au nom du Conseil économique et social par Joseph Wresinski, chapitre VI/I « Les enfants et les jeunes en grande pauvreté devant l’école ». Journal officiel de la République française, Avis et rapports du CES n°6, 28 février 1987)

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Bruno et Geneviève Tardieu à Boston, Carl Egner à Landover, sont des volontaires permanents du Mouvement ATD Quart Monde aux Etats-Unis. Ce texte est une traduction de leur article « Building learning communities » paru dans « The Fourth World Journal » (septembre 1998).

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