169 | 1999/1Délivrer une mémoire commune

Souvent, les plus pauvres font face dans leur vie à de graves ruptures. C’est une caractéristique de leur histoire. La précarité matérielle met à mal leurs liens sociaux en les obligeant à aller chercher leur vie ailleurs. L’incompréhension de leur vie, la déconsidération dont ils sont victimes, les peurs qui en résultent ont presque toujours conduit à des politiques d’individualisation des plus pauvres. Des politiques qui tiennent pour nulle, voire négative, la valeur de leur liens. Ainsi le placement des enfants hors de leur famille, l’hébergement séparé des membres d’une famille, les aides à la famille chargée d’enfants conditionnées par l’absence d’un homme adulte. Mais tout autant des politiques ou des processus économiques de rénovation urbaine, qui chassent les plus pauvres des lieux où ils sont « quelqu’un ».

Or, nous autre humains n’avons que nos actions et nos paroles pour laisser apparaître qui nous sommes. Ces actions et ces paroles disparaissent dans l’instant. La continuité de notre être singulier est tributaire, pour se construire, du travail de mémoire qu’il provoque. Par exemple et à titre privilégié, dans la famille, car, tout en se transformant par les décès, les naissances et les unions durables, celle-ci nous accompagne de notre naissance à notre mort. Elle porte, raconte ou tait, met à jour des récits et des secrets sur ses membres. Elle situe chacun d’eux parmi les autres et assure l’existence d’une durée à laquelle chacun est rattaché dans des formes propres. La famille n’est pas seule à donner des points d’appui à cette construction. Les liens sociaux durables s’appuient aussi, par exemple, sur l’appartenance à une société locale où nous sommes « chez nous », y compris quand la vie, après nous y avoir enracinés, nous conduit ailleurs.

Les ruptures dans la vie s’accompagnent des blancs de l’histoire. Les plus pauvres n’ont pas de plaques à leur nom sur les rues, bien souvent pas même sur une tombe quelque part. Leur place dans les archives d’une société aussi est pauvre ou négative, comme ont le voit en constatant que le plus souvent, la police et la justice seules témoignent d’eux pour l’histoire. Ils sont trop absents des récits historiques.